LARS VON TRIER - LES IDIOTS (1998)

Idiotheque ?
Lars Von Trier est un type totalement imprévisible, un jour crétin méprisable, le lendemain visionnaire de génie. Son cinéma lui ressemble, alternant navets terminaux (l’horrible « Antichrist ») et chefs-d’œuvre instantanés (« Breaking the waves », un des meilleurs mélos du siècle, voire l’onirique et esthétisant « Melancholia »). Et entre les deux extrêmes, la majeure partie de ses films, qui laissent souvent un goût d’inachevé, comme « Dancer in the dark », « Dogville », ou ces « Idiots ».
Lars Von Trier 1998
Avec « Les Idiots », il n’y a cependant pas tromperie sur la marchandise. C’était écrit sur l’affiche (et sur la jaquette du DVD, à la section bonus assez chiche), le titre exact du film est « Dogme 2 : Les Idiots ». Le Dogme ça se confond un peu avec Lars Von Trier. C’est le seul (avec à un degré moindre Thomas Vinterberg et son fabuleux « Festen ») passé à la postérité de cette bande d’étudiants en cinéma danois qui ont défini cette nouvelle norme (rigide, rigoriste même) devant s’appliquer à la création cinématographique. Un « code d’honneur » du réalisateur en dix points, en réaction notamment à l’évolution jugée « mercantile » des cinéastes de la Nouvelle Vague. Le Dogme, c’est un exercice de style austère. Caméra à l’épaule, son et image enregistrés conjointement, les scènes dans la continuité, pas d’éclairage artificiel, pas de maquillage, pas de raccords au montage, …
Forcément, ça donne des choses que les fans de Max Ophuls peuvent avoir du mal à digérer. Les micros et les techniciens parfois dans le champ de la caméra, les mises au point d’objectifs en direct live, les images tressautantes et d’un flou pas vraiment artistique, les points noirs, la peau grasse et les boutons sur le pif des acteurs en gros plan, et un jeu (parfois – souvent, rayer la mention inutile) en roue libre.
D’autant plus qu’avec « Les Idiots », Von Trier n’a pas choisi la simplicité. Il a pris le contrepied total du précédent (« Breaking the waves ») revenant donc au Dogme et au cinéma de ses premiers films, dont même les programmateurs de la tranche fin de nuit d’Arte ne veulent pas (« Epidemic », « Europa »). « Les Idiots » est un film dérangeant et agressif. Par le thème choisi, sujet ô combien délicat voire tabou (le handicap, ici mental). Par l’histoire racontée et son évolution vers un final poignant et oppressant. Comme si ça ne suffisait pas, Von Trier n’esquive aucune provocation, filmant « droit dans les yeux » et non simulées, Dogme oblige, tendances scatologiques et scènes de partouze. Le rendu est complètement déstabilisant, entre la poésie morale de l’étrangement somptueux « Freaks » de Todd Browning, et le dégoût visuel du « Salo ou les 120 journées de Sodome» de Pasolini.
Karen
Au début du film, on voit une femme à l’aspect fragile et rêveur (Karen), se promener dans une calèche par les rues de Copenhague, avant de s’installer à la table d’un restaurant chicos, où, sous le regard sarcastique du serveur, elle commande juste une salade et un verre d’eau parce qu’elle n’a pas « les moyens ». A la table voisine, une autre femme (Susanne, jouée par une des rares comédiennes pro du casting, Anne Louise Hassing), accompagne deux hommes (Ped et Stoffer), handicapés mentaux, qui ne tardent pas à partir en vrille, et finissent par quitter le restau, en emmenant avec eux Karen, mais au grand soulagement des autres clients et du personnel du restaurant. Dans le taxi qui les emmène, on comprend qu’ils simulent leur handicap. En fait, les trois nouveaux amis de Karen font partie d’une sorte de communauté d’une dizaine de personnes qu’elle va rejoindre (essentiellement des bobos) s’ingéniant sous la tutelle de leur « maître à penser » Stoffer à « laisser s’exprimer notre idiot intérieur ». Ca passe par le partage d’une même habitation, et des travaux pratiques de « simulation » grandeur nature dans des usines, des établissements publics …, des « entraînements » à la maison ou en pleine campagne.
Evidemment, ça crée à l’écran une atmosphère malsaine, entre la classique compassion initiale et la répulsion devant le jeu des « simulateurs ». Le film devient encore plus troublant quand Von Trier mélange sadiquement et volontairement des scènes « comiques » assez folles - c’est bien le mot – (lors des visites de l’oncle chez lequel la troupe squatte, des représentants de la mairie, d’acheteurs potentiels de la bicoque, …), avec d’autres d’une noirceur glaciale (quelques pétages de plomb, la visite d’un père, la scène finale chez Karen, …). De plus, lentement, insidieusement, on se rend compte que chez tous les participants à ce jeu étrange, se cachent des fêlures, voire des brisures profondes. Et qu’en fait, tout ces gens qui semblaient se livrer à un jeu décadent de désœuvrés bourgeois, ne font que masquer par leur attitude grotesque leur inadaptation totale au monde. Ils ont tous quelque chose de pathétique, et leur attitude imbécilement puérile (devant les « vraies » difficultés, y’a plus personne) rajoute au malaise, ce groupe où en fait chacun ne joue que pour soi n’inspire aucune empathie…
Suzanne & Stoffer
Et au final, on ne sait plus quoi penser. Comédie iconoclaste, humour noir de mauvais goût ? Tragédie glaciale avec en toile de fond l’incommunicabilité des individus dans nos sociétés aux codes rigides ? Les deux ?
On apprend dans les bonus que Lars Von Trier a écrit le scénario complet du film en quatre jours. Il aurait peut-être bien fait de prendre davantage son temps, son message est quand même bien brouillé sur le coup … Et c’est pas le clip « idiot » que Von Trier a tourné pour la promo du film, lui en chanteur lead et le Idiot All Stars (sic) dans les chœurs qui arrange la « lisibilité » de la chose …

Anecdote salace pour conclure : Von Trier n’a pas respecté le Dogme. Dans la scène de la partouze, si ce sont bien les actrices féminines qui participent, les acteurs masculins ont été remplacés par des hardeurs professionnels. Info pour les (a)mateurs, la séquence est (évidemment) dispo sur YouTube …

Du même sur ce blog :

La bande-annonce


Le curieux vidéo-clip


13 commentaires:

  1. Noé, Kechiche, maintenant LVT. Tu vas tous me les faire en fait.:) Je n'ai aimé de lui que Dogville, mais j'aurais un peu peur de le revoir. Sinon j'ai unilatéralement trouvé ses films insuportables, et surtout suintant d'une misyginie déguelasse. De Breaking the Waves en passant par le truc avec Björk (tu m'étonnes qu'elle n'a plus voulu faire de ciné après ça) jusqu'au tordant et grotesque Antichrist (qui restera quand même un summum de bétise et de grand-guignol érotico-gore, elle doit aimer ça Charlotte pour y retourner), toujours cette même haine de la femme que perso je n'encaisse pas. Quant au Dogme, on en rit encore. Poubelle direct. Son prochain s'appelle Nymphomaniac, avec des vrais morceaux de scène de cul (avec doublure quand même Charlotte est dévouée mais pas à ce point, contrairement aux actrices du film sus-cité). Ca promet !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Von Trier misogyne ? Quand on veut se débarrasser d'un chien on l'accuse de la rage ... ça fonctionne pour Antichrist, qui pour moi est plus con que misogyne, mais ça fonctionne beaucoup moins avec Dogville, Breaking the weaves ou Dancer, qui sont des films qui reposent quasi uniquement sur des actrices et qui n'ont pas que le sale rôle ... j'ai plutôt l'impression qu'il suit par exemple un Johnny Lydon-Rotten dans ses déclarations (ou ses films), choquer (de préférence le "bien-pensant") juste pour le plaisir de voir les réactions). Il se peut aussi que ce soit un vrai con, remarque, j'en sais rien, mais ses ficelles sont tellement grosses que je crois pas au premier degré dans son cas ...
      Le Dogme, je m'en tape un peu du mouvement, mais j'ai pas d'a priori contre, c'est très punk comme attitude ... on prend une caméra et on filme... ça marche pas à tous les coups non plus, faut pas rêver ...

      Supprimer
    2. Non non non, tous ces films fonctionnent sur le principe d'humiliation (parfois répété, continu) d'un personnage féminin. Le sort qu'il réserve à l'héroine de Breaking the Waves, et bien encore plus celui de Björk dans Dancer in the Dark (putain, j'en pouvais plus, je gueulais "Mais qu'ils la pende et qu'on en finisse bordel !" devant ma télé) sont symptomatiques d'une mysoginie crasse. Même Dogville, y a un truc douteux autant que je me souvienne. Ca se manifeste à son sommet dans la vaseux Antichrist, où la mise en scène accuse clairement le personnage de Charlotte Gainsbourg, et bien pire encore, fait de sa *jouissance* la nature du mal. La jouissance féminine = l'hystérie = le mal. Je vais gerber et je reviens. En fait, non, c'est tellement débile et le film est tellement risible que y a même pas de quoi s'énerver en fait, vraiment. Putain, le renard qui parle, la grosse marade.
      Le Dogme c'est punk comme le Pape, c'est une idée de fin de beuverie qu'hélas une foule de suiveurs à pris au sérieux pour faire des films encore plus pourris que les originaux qui sont vite passé à autre chose.

      Supprimer
    3. (fais chier, j'avais dit que je m'énerverais plus sur le cinéma... je devrais faire de la méditation moi, je suis pas assez zen.;)

      Supprimer
  2. Misogynie (argh, relire ou ne pas se relire).

    RépondreSupprimer
  3. "Sélection officielle Festival de Cannes", tout est dit, là, non ? :-)
    Sélection "un certain regard" ? J'ai vu "Dancer in the dark" (évidemment...) et "Dogville", que j'avais plutôt aimé (DITD non, faut pas charrier).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Sélection officielle Festival de Cannes", tout est dit, là, non ? :-)"
      C'est une remarque à la Von Trier, c'est çà ?

      Supprimer
    2. Y a des tonnes d'excellent films sélectionnés et primés à Cannes. Y a aussi des merdes. Ca dépend des années, des jury, des sélections...

      Supprimer
  4. Je ne vois pas trop ce qu'il y a de misogyne... Je pencherai vers l'avis de Lester, LVT met la femme au centre de ses récits. Quand ses films sont des mélos (ce qui est le cas de Breaking, de Dancer) alors forcément, l'héroïne en prend plein la gueule. Et comme LVT ne fait pas dans le léger, qu'il aime les bonnes couches de crèmes, ben, ses "femmes" en prenne vraiment plein la tronche ! La pendaison de Dancer est insoutenable, oui, tout le monde hurle dans la salle, on souffre avec elle... le meilleur argument anti peine de mort !!

    Je crois surtout que LVT à quelques gros problèmes, en perpétuelle dépression, des phobies, très marqué par la religion (une éducation un peu stricte chez les soeurs ??) comme Scorsese ou Ferrara, son côté pêcher,/pardon/rédemption... Tu ajoutes à ça qu'il est malade ou beurré une fois sur deux, et les dérapages verbaux arrivent tout seuls !

    Ca ne m'étonne qu'à moitié que Charlotte Gainsbourg se soit entichée de lui, sont de grands "malades" tous les deux !!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. LVT ne mets la femme au centre de ces récits que pour l'accabler. Ca saute aux yeux. Ces films ne sont pas des mélos, où alors de très mauvais mélos. La mise en scène n'un mélo n'écrase pas son protagoniste, elle est à sa hauteur. LVT est toujours au dessus, en démiurge sadique. La pendaison de Dancer n'est pas insoutenable pour moi, c'est le film qui l'est, insoutenable d'ennui, de bétise, de mise en scène de grosbill. C'est pas parce qu'on fout 22 caméras en cercle et qu'on monte n'importe comment que ça produit du cinéma. Bref, en voilà un que je ne peut pas saquer.
      A ce propos, La Vie d'Adèle sort la semaine prochaine. Je suis presque assez maso pour aller m'enquiller les trois heures, mais je serai prêt à ravaler ma langue si je trouve le film formidable (je l'ai déjà fait en allant voir des Despleschins, que j'ai longtemps trouvé irregardable). Ceci dit, j'en doute fort, et je pense que le backlash publique sera impitoyable, et mérité.

      Supprimer
    2. Ferrara au moins il faisait des bon films de séries B dans les années 80/90. avant qu'il se prenne pour un grand cinéaste, bien sûr. Son film sur l'affaire DSK sent l'accident industriel à plein nez.

      Supprimer
  5. Je pense que "Les idiots" est un des films les plus géniaux dans le cinéma. En fait le réalisateur fait une critique très subtile à la société qu'on a crée et la case dans laquelle on doit se mettre. On pense que el bonheur c'est de réussir dans ta carrière, de se marier, etc alors qu'il y a d'autres manières d'être heureux et finalement le bonheur c'est la chose la plus importante. Si on regarde le film de manière superficielle on dira "Oh la la c'est une moquerie avec les femmes, avec les malade mentaux" or en effet ces gens là sont les seuls qui peuvent simuler 'être des idiots et de regarder droit aux yeux les vrais idiots. Alors que les gens "normaux" n'osent même pas à aménager dans une maison qui est près d'une hôpital psychiatrique. Il y a des propos extrêmement forts et faits de manière très intelligente.

    RépondreSupprimer
  6. On peut le trouver génial ce film pourquoi pas ... Par contre, à mon sens, subtilité et Von Trier sont deux mots qui vont pas très bien ensemble ...

    RépondreSupprimer