THE STRANGLERS - RATTUS NORVEGICUS (1977)

1977, l'année du Rat ?
La tornade punk s’abattait sur l’Angleterre. De partout surgissaient des bandes de jeunes cons dépenaillés bien décidés à chambouler le paysage musical local. Rattachés à cette horde braillarde, les Stranglers. Qui très vite susciteront moultes interrogations.
Le punk, c’était la jeunesse. Les Stranglers avaient trente ans de moyenne d’âge. Les punks, c’était l’approximation bordélique à tous les niveaux. Les Stranglers  étaient de glaciaux calculateurs, tout sauf des improvisateurs. En gros, les Stranglers faisaient peur à tout le monde. Fallait pas trop les chatouiller. Le vétéran Jet Black (presque 40 ans), batteur fan de jazz et gérant d’un bar dans le quartier « difficile » de Guilford, n’avait pas la réputation de se laisser marcher sur les pieds par la clientèle avinée. Un peu le Parrain de son block … Quand ça bastonnait (et avec les punks ça arrivait souvent), Jet Black pouvait compter sur son bassiste pour l’aider à faire le ménage. Français de naissance, biker proche des Hell’s Angels, ceinture plus que noire de karaté, Jean-Jacques Burnel n’était pas vraiment un tendre. Pour compléter cet étrange attelage rythmique, un type qui avait fait des études supérieures en biochimie, le guitariste-chanteur Hugh Cornwell, et aux claviers (des claviers dans un groupe punk ??), un gars qui ne jurait que par la musique classique, Dave Greenfield.
Très tôt, le caractère particulier (et particulièrement violent) des Guilford Stranglers (leur premier nom de scène), fera traîner dans leur sillage une bande de dangereux cinglés, les Finchley Boys. Et le groupe se révèlera maître de la provocation, de l’art de faire partir toutes les situations auxquelles il est confronté en vrille. Ce qui leur vaudra d’être le groupe de l’époque à détenir le record de refus de contrat par les maisons de disques.
Greenfield, Black, Burnel, Cornwell : The Stranglers 1977
Et pourtant, les Stranglers étaient tous des musiciens confirmés. Si par un raccourci journalistique fainéant, ils seront catalogués punks, il suffit d’écouter leurs disques pour mesurer l’abîme sonore qui les sépare des Clash, Pistols, Jam et consorts … « Rattus Norvegicus » (le nom savant du rat d’égout, un animal qui deviendra souvent le symbole de groupes punks) est leur premier disque. Enregistré en une semaine (et une bonne part des titres du suivant « No more heroes » sont également issus de ces séances), produit par l’alors quasi-inconnu  Martin Rushent qui deviendra leur homme de studio attitré (ainsi que des Buzzcocks, … et même du « Au cœur de la nuit » de Téléphone). Affublé d’une pochette cryptique. Le titre n’y apparaît pas et le « message » que veut susciter cette image a donné lieu à une foule d’interprétations. Moi j’y vois une exposition de tout ce qu’ils détestent. Le « IV » ledzeppelinien, la perspective à la « Ummagumma » du Floyd, le maquillage outrancier de Burnel façon glam … en gros, fuck les dinosaures heavy, les pompiers progeux et les efféminés glam …
Musicalement, le gros malentendu du groupe à ses débuts (les Doors du punk, prétendait-on) dure exactement vingt-huit secondes. Celles de l’intro  du premier titre, « Sometimes », sur laquelle Greenfield fait sonner son orgue Vox exactement comme celui de Manzarek. Ensuite, il faut beaucoup d’imagination pour trouver que la non-voix de Cornwell a des similitudes avec celle de Morrison, et tout le reste à l’avenant … Les Stranglers, d’entrée, sont uniques, ne sonnent comme personne …
Stranglers live 1977
Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce disque est une merveille. Les quatre premiers titres ne sont pas ceux qui reviennent souvent cités comme leurs meilleurs. Si le troisième (« London Lady ») est passé à la postérité, c’est parce qu’il constitue une attaque frontale et personnelle sur une journaliste qui avait descendu le groupe dans un de ses papiers. La vengeance est un plat que les Stranglers feront toujours bouffer à leurs « ennemis » et ce titre est le premier élément d’une longue longue litanie de rapports plus que houleux qu’ils entretiendront longtemps avec les médias …
En fait, les choses vraiment intéressantes ne commençaient qu’à la fin de la première face de vinyle, avec « Hanging around », sorte de reggae mutant sérieusement détourné, désossé et cabossé. Un des hymnes classiques du groupe. A propos de classiques, on en a avec les deux titres suivants. « Peaches », sa guitare en contre-temps typique elle aussi du reggae, mais aussi son gimmick aux claviers qui donne un aspect très garage sixties. « (Get a) grip (on yourself) », c’est la pierre angulaire de « Rattus … », morceau noyé par des claviers tournoyants mixés très en avant, mélodie désanchantée sur rythme sautillant, texte assez lugubre sur leurs années de galère … Un titre assez vilain, le bien nommé « Ugly » précède l’épilogue « Down in the Sewer », titre épique de neuf minutes (on est loin du « format » punk) en quatre « mouvements » (thanks God, on est aussi très loin du prog), très « écrit », très technique, très travaillé malgré une apparence bêtement répétitive …
Dans les sections bonus des rééditions (souvent chiches chez les Stranglers, et pas souvent captivantes, celle de « Rattus … » me paraissant être l’exception ), on a droit à un petit rock sautillant au titre réminiscent des délires de Zappa (« Choosey Susie »), un pub-rock’n’roll (« Go Buddy go ») empruntant autant au « Hey Joe » d’Hendrix qu’au « Bony Maronie » de Larry Williams, et un titre live (« Pesant … ») barré et incantatoire qui sonne avec une paire d’années d’avance comme le PIL des débuts.

Les fans des débuts vouent un culte à « Rattus Norvegicus » et aux premières années du groupe, estimant que les choses commencent vraiment à se gâter avec « La folie » (1981). Perso, je pense à peu près le contraire, que c’est un groupe qui a fait des disques hétérogènes, mais globalement en constante progression jusqu’à « Feline ». C’est ensuite (là tout le monde est d’accord) que ça s’effiloche gravement … 

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THE JOHN BUTLER TRIO - SUNRISE OVER SEA (2004)

Tenter l'Experience ?
« Sunrise over sea », c’est le genre de disques qu’on a l’impression d’avoir entendu mille fois avant de l’écouter. Rien qu’en regardant la pochette. Oh, bonne mère, tous les clichetons des trucs pénibles … design des rondelles  ancestrales Vanguard ou Chess, teintes sépia, retouche Photoshop pour donner l’illusion d’un 33T aux coins cornés et à l’usure de l’empreinte du vinyle, et un type, acoustique en bandoulière et banjo à côté … Si ça c’est pas du clin d’œil adressé aux amateurs de bruit rustique … Et la formule trio, le mètre-étalon de la culture blues-rock, passage obligé de tous ces tocards / ringards qui s’imaginent marcher sur les traces de Cream ou du Jimi Hendrix Experience …
Sauf que … si le dénommé John Butler et ses deux acolytes (formule de scène, là en studio, il y a parfois des apports « extérieurs » dont même sur un titre une section de cordes) n’évitent pas sur la durée le pataugeage et l’embourbage dans les stéréotypes de la formule, ils se passe un truc … Ceux dont la kulture musicale se limite au visionnage de Taratata ressortent systématiquement le nom de Ben Harper, preuve qu’ils n’ont rien compris (ni au centriste Harper, ni à Butler).
John Butler
John Butler est australien. Un pays dont l’histoire internationale se limite à une paire de siècles et dont le seul apport culturel à notre humanité est l’opéra biscornu de Sydney. En gros des Etats-Unis qui n’auraient pas inventé le jazz, la country, le folk, le blues et la soul … Ce qui n’empêche pas les Australiens de faire du rock. Et l’île continent a légué au monde quelques furieux gueulards dont AC/DC, Rose Tattoo ou Angel City ne constituent que la partie visible du brûlant iceberg. Butler (pas pour rien que le trio porte son nom, les deux autres n’y font pas de vieux os, les changements de line-up sont innombrables), comme la plupart de ses congénères, s’est abreuvé de musiques venues d’ailleurs. Fait notable qui le différencie, il ne s’est pas contenté des sempiternels anglo-saxons (ou américains, ce qui revient au même). Rien qu’à voir ses dreadlocks, on imagine que le reggae ne l’a pas laissé indifférent. Les machins celtiques non plus.
Le résultat est surprenant. Mais surtout intéressant, voire par moments captivant. Pour deux raisons : le spectre musical de Butler est beaucoup plus étendu que ce à quoi l’on pourrait s’attendre. Et le type à un putain de charisme qui manquera toujours à … (complétez vous-mêmes, la liste est trop longue). Et s’il fallait se lancer dans des comparaisons, je citerai en vrac Tracy Chapman et Counting Crows (pour le folk « concerné »), Manu Chao (le côté bohème alter-mondialiste), Jon Spencer et Wraygunn (les accélérations électriques mystiques), Midnight Oil (l’aspect aussie politico-écolo), les Chieftains et Led Zep (les relents celtiques) … et on pourrait en rajouter bien d’autres, tant le patchwork concocté tire son essence de genres variés, parfois antinomiques …
On l’aura compris (enfin j’espère), on n’a pas avec « Sunrise … » le même morceau décalqué sur toute la durée du disque. Tiens, à propos de durée, c’est là que le bât blesse un peu, on en prend pour une heure dix, ce qui fait quand même un peu beaucoup, certains titres auraient pu rester dans les armoires, quelques autres n’auraient rien perdu à être raccourcis …
Le John Butler Trio
Il y a des trucs bluffants, assemblages étonnants de choses entendues pourtant des millions de fois séparément, mais qui passées dans la moulinette John Butler en ressortent immaculées. Ces étranges mixtures où peuvent cohabiter folk, blues, rock, reggae, sonorités celtiques, traversées de montées d’adrénaline violente ou au contraire d’une intimité doucereuse, sont littéralement transcendées par la voix de Butler, une des plus expressives, au feeling et à l’arrache, qu’on puisse trouver dans ces genres pourtant très fréquentés. Butler joue toutes sortes de guitares acoustiques amplifiées (surtout une onze-cordes, et ne me demandez pourquoi onze au lieu de douze), ne tombe jamais dans le piège du solo démonstratif (thanks). Ces chansons sonnent comme des voyages émotionnels (peu importe si on entrave pas les paroles), vous prennent par la main et ne vous lâchent pas.
Tout n’est pas parfait, et logiquement les titres convenus, prévisibles (archétype le morceau final « Sometimes » de plus de dix minutes, on « sent » tout ce qui va arriver dès l’intro) font retomber l’intérêt. Mais c’est au détour de l’adrénalisant « Treat your Mama », du chaloupé « Company sin » avec sa bas(s)e reggae, du court instrumental au banjo (« Damned to hell » qui renvoie instantanément au « Duelling banjos » du début du film « Délivrance »), du celtisant « Mist » (le « Gallow’s Pole » des années 2000 ? et putain me dites pas que vous connaissez pas « Gallow’s Pole »), ou du (petit) hit « Zebra », le titre qui a fait connaître Butler sur les autres continents, que les trois sont à leur zénith …
Ce « Sunrise over sea » est à peu près le seul disque du John Butler Trio disponible par ici. Fidèle à une certaine éthique passant évidemment par les labels indépendants, Butler était un secret bien gardé hors de l’Australie. Il semblerait que le garçon, voulant assurer ses arrières en Australie, ait cédé là-bas aux sirènes commerciales, et que ses parutions suivantes seraient (pas faciles non plus à dénicher) apparemment un ou plusieurs tons en dessous…

« Sunrise over sea » est un disque de vieux fait pour tout le monde par un jeunot. Respect… 


THE STRANGLERS - FELINE (1982)

Trans Europe Music ...
« Feline » c’est une énigme musicale pas encore résolue. En gros, le disque après lequel vont courir tous les petits barons de la pop à synthés des années 80, sans réussir à s’en approcher. Plus étonnant encore, le fait que ce disque soit signé par les Stranglers. La plupart de leurs fans ne s’en sont pas encore remis.
The Stranglers
Pensez, le disque le plus raffiné de la décennie mis en rayon par le groupe le plus destroy de l’époque n’a pas encore fini de susciter des controverses. Musicalement, les Stranglers ont fait avec « Feline » de la dentelle sonore, de quoi décontenancer leurs fans punks de base, déjà passablement interloqués à l’écoute de leur dernier single, la comptine « Golden brown » réminiscente de la musique classique. « Golden brown », à côté de « Feline », c’est une maquette craspec. Les Doors du punk (c’est comme ça qu’on résumait un peu stupidement le groupe à ses débuts) se transforment en Kraftwerk new wave. Totalement incompréhensible. Sauf que les Stranglers, ce sont les rois de l’équivoque, du malentendu, de la provoc, du concept (souvent fumeux, voir les « Men in black »), mais du concept quand même.
« Feline » est un concept, poussé à l’extrême. Un rejet d’une culture et d’une musique anglo-saxonne hégémoniques en Europe. Les Stranglers, bien avant que la notion d’Europe (communautaire ou pas) soit à la mode, en faisaient le cœur de leur disque. Burnel, le bassiste du groupe, est le théoricien de cette époque. Evidemment, comme tout ce qui touche aux Stranglers à l’époque, il faut faire le tri, laisser de côté les provocations, les poses totalitaires qui étaient le quotidien du groupe. « Feline » est de fait le successeur spirituel de « Euroman cometh », le premier disque du bassiste karateka, une œuvre insécable à donc appréhender comme un tout qui veut poser les fondations d’une musique contemporaine européenne. Et qui passe dès lors obligatoirement par la mise à l’écart de tout ce qui a trait au rock (par définition américain) au sens large du terme.
Les Stranglers : Noir Mécanique ?
Il y a dans « Feline » toutes ces guitares acoustiques venues de la culture ibérique, toute cette langueur automnale de l’Europe centrale (l’influence du krautrock, lui aussi rejetant en son temps le rock (‘n’roll) est partout palpable, évidente). Difficile de savoir où les Stranglers veulent en venir, les paroles sont comme toujours cryptiques à souhait, le disque ne contient aucune information (sur le lieu d’enregistrement, les techniques utilisées, la production). Et il fallait pas compter sur les quatre de Guilford pour donner les clés de leur démarche … Tout dans « Feline » est à prendre au énième degré (mais lequel ?), multiplie les double-sens ou les sous-entendus. Des exemples : la typographie du titre évoque un acronyme, mais que signifie t-il ? Mais d’abord est-ce un acronyme ? Rien n’est moins sûr. Un titre comme « Let’s tango in Paris », c’est une blague salace, oui, mais c’est vraiment un tango qui sert de base musicale au morceau. « All roads lead to Rome » qui succède à « Paradise », religion or not ? On pourrait continuer longtemps …
Mais la musique, elle a tellement surpris que certains ont même accusé les Stranglers de ne pas jouer, d’être remplacés par des échantillonneurs, des samplers et des claviers. Sauf que non, le groupe a tout joué, mais tout a été repassé par des synthés pour donner cet aspect clinique, désincarné, cette ambiance de braises qui couvent sous la glace, cette musique qui sonne électronique sans en être. Si la partie cérébrale doit beaucoup à Burnel, pour la partie sonore, c’est Dave Greenfield qui a pris les commandes. Et permettez-moi de vous dire que quand un pianiste de formation (il me semble qu’il a même tâté du Conservatoire) se met en tête de créer des mélodies, ça place la barre haut. Trop en tout cas pour tous les new-waveux et techno-poppeux de l’époque (« All roads lead to Rome » est en Décembre 82 quand paraît « Feline » le meilleur titre de New Order que les New order n’écriront jamais … les Depeche Mode, ou OMD non plus, d’ailleurs …).
Stranglers live 1983
Des synthés, dans « Feline », il y en a partout. Et en grosses quantités. Mais utilisés avec un sens de la mesure, du discernement, dont bien peu (hors Kraftwerk) ont été capables. Des synthés qui jouent sans arrêt les proverbiales madeleines de Proust, jonglant finement avec musiques traditionnelles, folkloriques, baroques, classiques. Toutes les intros sont longues, lentes, aériennes (mention particulière à celle de « Midnight summer dream », chef-d’œuvre de finesse absolue). Cornwell, qui n’est pas de ceux que l’on qualifie généralement de grand chanteur trouve dans ces ambiances vaporeuses un écrin unique, oubliant parfois de chanter pour parler (« Midnight summer dream » encore) et allant souvent chercher un registre loureedien qui fait l’évidence. Souvent secondé dans les chœurs par Burnel (c’est Burnel qui chante lead sur le plus gros succès du disque « European female »), exceptionnellement par des voix féminines forcément angéliques sur le refrain de « Paradise » …
« Feline » est un bloc, réussit l’exploit de répéter à chaque titre les mêmes bases, les mêmes recettes, sans qu’on ait l’impression de copier-coller (c’est la mélodie, ça change tout, une mélodie …). Le public des premiers jours boudera le disque, mais le groupe, qui à partir de ce moment mettra pas mal d’eau dans son vin provocateur, commencera à « vendre du disque ». Et pas mal en France (patrie de naissance de Burnel, mais surtout lieu du « dérapage » le plus célèbre, avec son concert incendiaire dans tous les sens du terme à la fac de Nice, chez le truand-maire Jacques Médecin). « Feline » est un disque de rupture, qui restera sans suite et sans équivalent dans la discographie conséquente du groupe qui publie et tourne encore (même s’il manque la moitié du quatuor original).

J’adore ce « Feline », pour moi sans conteste l’œuvre majeure du groupe. Alors quand il est sorti une version Cd avec six inédits, pensez si je me suis précipité … Las, rien dans ces bonus ne présente le moindre intérêt, quatre titres grossiers avec synthés et arrangements vulgaires, un sabotage (y’a pas d’autre mot) de deux titres live enchaînés de « Feline » (à ce niveau de nullité, soit les Stranglers sont allés tellement loin en studio que c’est injouable sur scène, soit c’est du total foutage de gueule ce qui n’aurait rien de surprenant quand on les connaît un peu). Le dernier titre bonus, un machin déclamatoire prétentieux et pédant au possible fait le lien avec le disque studio suivant, l’assez minable « Aural scuplture ».

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Rattus Norvegicus

BEASTIE BOYS - LICENSED TO ILL (1986)

Nu-rap
Le disque qui m’a fait gratter l’occiput. Jusque là, les choses étaient simples. Les rockeux, folkeux et souleux d’un côté (le bon), tout le reste (la pop à synthés, le prog, le disco, le rap) de la daube. Tu choisissais ton camp, mettais des œillères triple épaisseur, te gavais de tes certitudes, et t’avais ta ligne de conduite musicale pour la vie …
Bon, on avait déjà entendu partout « Walk this way », le mega-hit fruit de l’improbable association Aerosmith – Run DMC. Mais ça s’expliquait, les deux faisaient partie du monde des majors de la musique, c’était un coup commercial réussi, mais un coup commercial quand même, destiné à booster la carrière des uns et relancer celle des autres.
Mais là, avec « Licensed to Ill », les Beastie Boys allaient plus loin. En gros, ils mélangeaient des guitares et des rythmiques (hard) rock avec du rap sur un disque entier. Trois gosses de Brooklyn, fils de bonnes voire de très bonnes familles blanches, punks dans l’âme, se lançaient tête baissée dans un genre jusque-là ghettoïsé et réservé aux Noirs du Queens ou du Bronx. So what ? des visages pâles dans un joyeux foutoir vocal, fait d’invectives, de chœurs débiles, de refrains hooliganesques … les niggaz criaient à l’imposture. De l’autre côté les hardeux poussaient des cris d’orfraie en voyant tous leurs gimmicks utilisés pour faire du fuckin’ rap …
Vous avez dit potaches ?
Ce sont finalement les nerds américains white trash, qui en achetant ce disque par millions, allaient mettre tout le monde d’accord et faire un triomphe à « Licensed to Ill ». Cette rondelle promise au pilori devenait la bande son de l’année. Les sceptiques ont eu beau jeu de railler les apparitions live de Beastie Boys rétamés à la Bud tiède, scandant dans un immense bordel potache leurs hymnes crétins, rien n’y ferait. Le rap naissant venait déjà de rentrer dans une autre dimension, vivant sa première mutation, brouillant toutes les cartes et idées reçues …
Les Beastie Boys, au départ, c’est l’arme secrète du label Def Jam, tout juste porté sur les fonds baptismaux par Russell Simmons (frère d’un des trois Run DMC) et le jeune producteur Rick Rubin, fan à la fois de rap et de heavy metal. Les deux étaient dans le coup « Walk this way ». « Licensed to Ill » va enfoncer le même clou. On sait aujourd’hui ce que sont devenus les protagonistes de cette affaire. D’un côté un groupe de rap qui allait devenir totalement novateur (« Paul’s Boutique », le suivant se verra attribuer l’étiquette de « Sgt Pepper’s » du rap, ce qui n’est pas rien) avec trois types impliqués dans tout un tas de causes et de combats plus ou moins humanitaires, sociaux, etc ... Quant à Rick Rubin, c’est tout simplement le Spector, Martin, Dr. Dre ou Perry de sa génération, une sommité des consoles à l’éclectisme stupéfiant …
« Licensed to Ill », pour moi il ne vaut que pour son concept. Ça suffit pour en faire un grand disque qui compte, mais faut reconnaître que malgré son aspect plombé, il fait souvent un peu léger. Ce n’est que l’esquisse assez rudimentaire de ce que feront plus tard les Beasties ou Rubin. Et ça tourne vite en rond. Trois-quatre titres déchirent leur race, la majorité des autres fait figure de copier-coller bâclés, et deux-trois pochades assez problématiques ne semblent là que pour garnir à peu de frais et d’idées les deux faces du vinyle.
Beastie Boys & Rick Rubin
Recette de base, du gros riff qui tache. Pas moins de quatre titres de Led Zeppelin sont samplés, ils y côtoient ceux de Black Sabbath, AC/DC, Creedence ou le Clash. Sur tout un titre (« No sleep till Brooklyn »), Rubin fait intervenir un dénommé Kerry King, guitariste des jusque-là obscurs trasheux de Slayer, dont il est en train de produire un certain « Reign in blood » … là aussi, on connaît la suite. L’attaque de « Licensed to Ill » (« Rhymin’ and stealin’ ») prend d’entrée à l’estomac. C’est brutal, syncopé, trash, avec ses slogans crétins braillés à trois voix. « The new style » qui suit port bien son nom et enfonce la même porte,  le braillard « She’s crafty » confirme.
Et puis, le disque semble partir en vrille, le gag ( ? ) du truc salsa-rap (« Slow ride »), la pitrerie de « Girls » et son Farfisa à un doigt. On n’en est pas à la moitié du disque, on commence déjà à regarder sa montre et à trouver la farce douteuse.
Et puis, blam, sans prévenir, deux tueries totales enchaînés, « Fight for your right » l’hymne majuscule des Beastie Boys, appel à l’hédonisme forcené (« Fight for your right … to party », vous vous attendiez à quoi, à un pensum johnlennonesque ?), et le « No sleep … » déjà évoqué. Logiquement, après ces deux déflagrations, le final du disque fait quelque peu anodin, tout juste faut-il signaler un arrangement de cuivres sur le bien ( ? ) nommé « Brass monkey » ; tout le reste reproduit des gimmicks déjà entendus auparavant, on s’en cogne un peu.
Malgré son aspect (volontairement) imbécile et enfantin, ce disque se pose là et pas qu’un peu en terme d’influence sonore pour les années suivantes.

Toute la cohorte des nu-metalleux du mitan des années 90 (tous ces Korn, Blink Truc, Sum Machin) a tout piqué à « Licensed to Ill », les marxistes d’opérette RATM aussi, du moins pour la partie musicale. En faisant ça de façon ultra-sérieuse, concernée … Alors que pour les Beastie Boys (du moins à cette époque-là), leur musique n’était qu’une vaste rigolade, une façon de boire des coups à l’œil, et de mater les nibards des gonzesses …

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MICHEL POLNAREFF - POLNAREFF'S (1971)

La folie des grandeurs ?
C’est quelquefois tout le malheur de ceux qui font de la « petite musique » ou de la musique pour « grand public » et que, par facilité sémantique, on qualifie trop vite de génies. Ils ont tendance à vouloir la prouver, cette qualification de génie.
Polnareff, avec son premier prix de Conservatoire, se balade littéralement pour écrire des chansons aux mélodies tuantes de simplicité et d’efficacité. Ses deux plus gros succès populaires, « Y’a qu’un cheveu » et « Tous les bateaux », il les déteste, trop de facilité vulgaire genre comique troupier pour le premier, trop fleur bleue pour le second. Lui veut faire mieux, marquer les esprits des « musiciens ».
Il va faire comme tous ses plus ou moins contemporains dans le même état d’esprit, rêver de concept albums, de couches innombrables d’instruments, d’écriture tarabiscotée et de sur-production. Avec en point de mire les évidents modèles américains (Chicago, Blood Sweat & Tears) ou anglais (Moody Blues, Procol Harum) de cette démarche, et le funeste prog qui commence à pointer le bout de son vilain museau.
Polnareff 1971
Direction Londres, les studios légendaires et high-tech d’Abbey Road, quelques requins de séance cotés (non mentionnés dans les crédits, à l’instar du disque quasi jumeau de Gainsbourg paru la même année, le plus réussi « Melody Nelson »), et un projet de concept album instrumental avec grand orchestre, sections de cordes et de cuivres, et armada des derniers joujoux synthétiques et électroniques (Moog, mellotron, …). Sauf qu’à moment donné, quelqu’un dans son entourage, son management ou sa maison de disques a dû lui dire, que certes, c’était bien joli tout ça, mais qu’il fallait aussi songer in fine à vendre du disque.
On se retrouve donc avec un skeud bancal, où subsistent des bribes du grand-œuvre avorté, quelques concessions à l’air du temps et du Polnareff que l’on aime (enfin que moi j’aime).
Trois instrumentaux chargés comme des coureurs cycliste avant une étape de montagne constituent les reliques du projet initial avorté. Le premier (« Voyages ») qui ouvre le disque est juste risible, empilage à prétention « classique » m’as-tu-vu de tous les instruments disponibles dans le studio. Les autres ne valent guère mieux, entre bouillasse psyché-jazzy-prog (« Computer’s dream ») ou pseudo rhythm’n’blues entre « Twist & shout » et … « La salsa du démon » (« Mais encore »).
1971 : Polnareff et un rocker belge
Le Polnareff des chansons et mélodies tuantes est quand même là, heureusement. On trouve deux de ses classiques, « Né dans un ice-cream » (pas mon préféré, avec son côté très jazzy bon marché, c’est la matrice du très pénible Jonaz), et la nostalgique ballade « Qui a tué Grand Maman » avec sa mélodie parfaite. Les moins connues « Nos mots d’amour » (Obispo tuerait père et mère pour l’avoir écrite) et le rhythm’n’blues gospélisant de « Hey you woman » sont les deux pépites oubliées du disque.
Le reste, c’est assez anodin, ce qui est un comble pour un disque censé en mettre plein les oreilles et dont se délectent les rockeurs mélomanes (oxymore). Il plane sur ce « Polnareff’s » un fort parfum des Moody Blues, le groupe tarte à la crème de l’intelligentsia musicale française des années Pompidou (ils seront cités dans des textes de Ferré et Gainsbourg vers cette époque-là). Moi, les Moody Blues, hormis l’extraordinaire accident « Nights in white satin », ils m’ont toujours gavé, mais gavé, vous pouvez pas savoir (enfin si, vous avez qu’à les écouter, et on en reparle), alors tous ces machins où Polnareff mélange orchestrations classiques, arrangements tarabiscotés, fait en gros de la musique « sérieuse », et bien ils me gavent aussi.
Et même les clins d’œil iconoclastes (les paroles sont signées Dabadie ou Delanoë, tu parles d’iconoclastes), rêve du mariage des prêtres (« Monsieur l’abbé », bonjour le « sujet de société »), où Polnareff s’auto-cite (« Petite, petite »), voire (c’est pas mieux) cite les Moody Blues et Aphrodite’s Child (« A minuit, à midi » emprunte autant à « Nights … » qu’à « Rain & tears », … et bien tout ça finit par lasser, fait exercice de style prétentieux …

Le malheur pour Polnareff, ce qu’il ne sait pas, c’est que ce « Polnareff’s » très nettement surcoté, sera quand même très supérieur à tout ce qu’il fera par la suite… Il y en a qui appellent ça le complexe d’Icare …

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MOTÖRHEAD - AFTERSHOCK (2013)

Est-ce bien raisonnable ?
Où il va être question de Motörhead. D’un disque de Motörhead millésimé 2013. Pas vraiment un skeud que j’attendais. Je m’attendais plutôt à un avis de décès de Lemmy, tant les infos qui venaient de lui étaient alarmantes. Des hospitalisations à répétition, des concerts et des tournées annulées. Pas le genre du bonhomme. Bon, à presque 70 ans, dont l’essentiel passé avec une hygiène de vie assez problématique, il est clair que l’âme de Motörhead va pas tenir 70 ans de plus.

Lemmy a morflé, c’est clair. Est obligé de s’économiser sur scène. Est quasiment aphone. Mettrait du Schweppes dans son gin. En fait survivrait. Mais bon, qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse Motherfucker Lemmy ? Partir dans une résidence pour vieux, attendre dans ses charentaises l’heure de « Questions pour un champion », prendre un potage, une tisane et dodo ? Ben non, il crèvera sa basse Rickenbacker à la pogne, c’est tout. Incapable de faire autre chose.
Motörhead et ses disques, y’a longtemps que j’en ai plus rien à foutre. J’ai « Overkill », « Ace … », le live à l’Hammersmith, ça suffit. Ecouté d’une oreille distraite des bribes des suivants. Toujours le même machin, mais en moins bien, moins fou, moins sauvage, moins furieux. Du hard speedé et bourrin à la tonne … Pas vraiment mon truc… Mais je vais vous faire une confidence, si dans un mag, y’a un papier sur Lemmy (ou Keith Richards), c’est toujours celui que j’irai lire en premier. Pas par fascination pour ces irrécupérables junkies, mais parce que ces types ont vécu dans un seul de leurs trips de trois nuits sans dormir plus d’émotions fortes que n’importe lequel de leurs fans en éprouvera dans une vie entière. Et en plus, ces deux-là ont une vision, une connaissance de tout le fuckin’ rock’n’roll circus, un humour et oui oui, une lucidité qui m’épate et me régale… Pensez, Lemmy, il a vu plus de dix fois les Beatles live, a porté les amplis de Hendrix lors d’une tournée anglaise de l’Experience, a fait partie de cette méchante bande de freaks d’Hawkwind, et a fondé Motörhead, groupe adoré et respecté à la fois par les punks et les hardeux … Hats off, motherfucker …
« Aftershock », il paraît que c’est son meilleur depuis longtemps. Enfin leur meilleur, parce qu’il est pas tout seul, Lemmy. Motörhead, règle de base, c’est un trio. Dont je connaissais même pas le nom des deux gonzos qui l’accompagnent. Ils sont là depuis longtemps, paraît-il. Rien à foutre … pour moi, Motörhead, c’est Lemmy, Fast Eddie et Philty Animal Taylor. La formule magique, royale … les autres formations, c’est pour payer les factures et les dealers, sans intérêt …
« Aftershock », n’écoutez pas ceux qui vont vous dire qu’il est génial, c’est pas vrai, c'est un bon disque, c'est tout. D’abord le motherfucker Kilminster, il est cuit. Tout juste si on entend ce qui lui reste de voix, un grognement linéaire plat, sans tripes, rage, et adrénaline. Ensuite, enfer et damnation, on sent tout ça écrit, pensé, susceptible d’être joué sur scène par un type qui a plus les moyens d’assurer une heure et quart de speed-punk-metal. Alors y’a des mid-tempos, une fuckin’ ballade (« Dust and glass », qui risque pas de faire oublier la tornade « Metropolis ») … Et même un blues (« Lost woman blues ») . Ouais, un blues … sale, velu et vulgaire … qui pue la sueur, la pisse et l’alcool frelaté … bon, même si c’est pas le genre de truc qu’on risque de trouver sur une galette de Clapton ou de Jojo Bonamachin, ça n’apporte pas grand-chose au genre, ni à l’image et la disco de Motörhead …

Donc beaucoup de titres (déjà, y’en a quatorze, ça dure trois-quarts d’heure, ils en auraient pu en oublier quelques-uns), avec des arrangements entendu trois milliards de fois chez les hardos, ces breaks « techniques », ces solos sans intérêt du guitareux, on se croirait chez Judas Priest, c’est pas mieux que chez ces banquiers de Metallica ou ces crétins de Slayer …
Mais il y a quand même de bonnes choses, quand Motörhead fait du « vrai » Motörhead. Ces trucs agressifs, méchants, à toute blinde, qui envoient la purée, qui foncent sans se préoccuper de quoi que ce soit (« End of time »). Ces titres qui ne peuvent sortir que du cerveau déglingué de Lemmy (« Silence when you speak to me », ça c’est envoyé, mais bon, musicalement ça casse pas des briques), ces poussées de fièvre bienvenues (« Going down to Mexico », là il se passe un putain de truc). Le meilleur, il faut aller le chercher tout à la fin du skeud, sur les deux derniers morceaux. « Keep you powder », pas franchement du Motörhead-style, mais ça ressemble tellement à l’AC/DC période australienne Bon Scott que moi je suis preneur. Et surtout le terrifiant final, les 2’51 de « Paralyzed », tuerie speed totale, le petit frère de l’écrabouillant « No class » (sur « Overkill », an de grâce 1979, ce qui ne rajeunit personne).


RON SHELTON - DUO A TROIS (1988)

Tout ça pour ça ?
Y’a pourtant du lourd au casting … Deux stars confirmées (Kevin Costner et Susan Sarandon), et une star en devenir (Tim Robbins). Le réalisateur, par contre, faut chercher, son nom est écrit en tout petit au verso du Dvd. Un certain Ron Shelton, dont c’est le premier film. Et dont la spécialité se révèlera être le film « sportif », et le sport de prédilection le base-ball.
Ron Shelton
Oh putain le base-ball … faut vraiment être américain profond pour s’intéresser et comprendre quelque chose à ce machin, aux règles aussi simples qu’une notice de montage d’un meuble en kit (pléonasme) Ikea. Autant dire que « Bull Durham » (le titre original, du nom des Bulls, l’équipe locale de Durham, Caroline du Nord) ne cherche pas à être apprécié ailleurs qu’aux States.
L’intrigue sportive est cousue de fil blanc. L’équipe de Durham prend branlée sur branlée, mais possède dans ses rangs un jeune surdoué simplet et chien fou (Calvin LaLoosh / Robbins). L’équipe recrute un ancien joueur de haut niveau (Crash Davis / Costner) pour l’associer à sa présumée future star, l’encadrer et la former. Les deux ne s’apprécient guère, vont finir par devenir potes, et la litanie de défaites se transformera en série de victoires. Parallèlement, les deux seront en concurrence pour se taper une enseignante groupie de l’équipe (Annie Savoy / Sarandon). En principe, le résultat se doit d’être une comédie romantique peu consommatrice de neurones pour public familial …
Dans les faits, c’est un peu moins pire que prévu. Derrière les grosses ficelles et grimaces de seconds rôles aussi prévisibles que des vacances pluvieuses en Bretagne, les trois têtes d’affiche se livrent à quelques numéros d’acteurs en roue libre (le dénommé Shelton n’est pas du genre à imprimer son style, si tant est qu’il en ait un). On voit donc Costner faire sa mine sérieuse de cocker triste, Sarandon écarquiller ses yeux de biche - daurade (rayer la mention inutile) dans quelques scènes (volontairement) assez drôles. Tim Robbins, dans son rôle de baraqué idiot s’en donne à cœur-joie, et c’est marrant de le voir avec son brushing (on est dans les années 80, ça se voit), ses tee-shirts Iron Maiden ou Motley Crue, massacrer à la guitare acoustique « Try a little tenderness », ou qualifier Edith Piaf de « putain de chanteuse mexicaine à la con ». Sans compter une apparition en slip et porte-jaretelles et son air ébahi quand Sarandon lui cite du William Blake (moi j’ai vu « Dead man » de Jarmusch et je sais qui est William Blake).
Sarandon, Robbins & Costner
Curieusement, alors que Shelton est un débutant et que même la MGM qui produit ne devait pas trop se faire d’illusions sur le rendu final, le scénario et les dialogues ont été travaillés (le film a reçu de nombreuses récompenses de seconde zone pour ces deux aspects), et on a droit notamment à des cours de communication pour les interviews de sportifs, avec réponses lénifiantes en triple langue de bois que ne renieraient pas nos sportifs de « haut niveau » … un ange passe, balafré et lunaire tel Frank Ribéry …
Signalons aussi que côté bruits de plumard, si dans le film Sarandon hésite entre Costner et Robbins, dans la vraie vie, Robbins et Sarandon se sont rencontrés sur ce film, se sont mariés et ont eu beaucoup d’enfants (enfin, deux, semble t-il)
Enfin, la B.O. est pas mal, normal on y entend (en plus de la crécelle Piaf) Creedence et Ike & Tina Turner …

P.S. Ce film n’a rien à voir avec « Duo à trois », autre comédie romantique sortie en 2011.


MORRISSEY - VIVA HATE (1988)

L'héritier ?
Pas laisser les braises refroidir … c’est ce qui devait être le leitmotiv de Steven Patrick Morrissey, dont le nom de famille lui servait de nom de scène en tant que chanteur des Smiths. Les Smiths, par ici, c’est quelque chose de totalement incompréhensible. Un groupe hors-norme en terme de succès entre 1984 et 1988. Un succès colossal mais qui n’a jamais dépassé le cadre de la perfide Albion. Anecdote archi-connue : une bande de fans révoltés par le silence et l’indifférence entourant en France leur groupe favori, se lance dans la publication d’un fanzine étoffé pour chanter ses louanges, et ainsi naîtront Les Inrocks …
Morrissey 1988
La séparation des Smiths en pleine gloire sera pour la jeunesse anglaise  un traumatisme comme celle des Beatles l’avait été pour leurs parents. Le premier à reparaître (six mois après la fin des Smiths) sera leur emblématique chanteur, icône plus ou moins cryptique (bien qu’il ne mâche parfois pas ses mots, voir plus bas) et équivoque (gay ? hétéro ? autre ? le mystère et les supputations iront bon train pendant des années).
Evidemment, la rupture est trop fraîche pour qu’il n’en reste pas des traces un peu partout sur ce « Viva hate ». Dans les paroles, peut-être, mais Morrissey n’a jamais été très « lisible ». Dans la musique aussi, il y a des traits qui ne se gomment pas facilement  (particulièrement flagrant sur les très smithiens « Bangali in platform » et « Late night, Mudlin Street »). Et puis, il y a cette voix, entre détachement et arrogance, brumeuse et claire à la fois, si facilement identifiable …
Pour son « émancipation », Morrissey a choisi une configuration réduite. Il laisse une grande place (des instruments, la co-écriture, et la production, rien que çà …) à Stephen Street, les deux hommes se connaissent, Street a produit les trois derniers disques des Smiths (avant d’être aux manettes de la plupart des galettes de Blur). Une collaboration qui est aussi une façon de marquer la « continuité » de la trademark Smiths. Mais les Smiths, c’était aussi la guitare « ligne claire » de Johnny Marr, et là Morrissey va partir dans une direction sonore très différente, en embauchant Viny Reilly, l’assez strident gratteux des Durutti Column. Assumer l’héritage et marquer sa différence (les bisbilles, les rancœurs et les haines s’avèreront multiples et tenaces entre les anciens Smiths), tel est le challenge de Morrissey.
Stephen Street & Morrissey
En partie réussi, parce que c’est malgré tout dans la continuité. En partie raté pour la même raison. Malgré deux hits (« Suedehead », qui deviendra un des surnoms de Morrissey, son plus connu demeurant quand même Mozz, et le très kinksien « Everyday is like Sunday »), il n’y a pas dans ce « Viva hate » de titres aussi fulgurants que ceux que l’on trouvait chez les Smiths. Les Smiths, difficile de faire plus anglais, et Morrissey en solo est foncièrement dans la même veine. Alors les brouillages de cartes du début du disque laissent une impression mitigée on n’y croit pas trop aux breaks de batterie, aux guitares plaintives et aux ambiances hindouisantes de l’inaugural « Alsatian cousin », pas plus qu’à la rythmique tournoyante et très psyché de « Little mann what now ? » qui a parfois des faux airs du « White rabbit » de l’Airplane.
Par contre, c’est quand Morrissey fait ce qu’on l’on attend de lui, et finalement ce qu’il sait faire le mieux, qu’il est le plus convaincant, toutes ces ballades brumeuses et automnales qui constituent l’ossature du disque et auxquelles son timbre vocal convient parfaitement. Et puis, comme un signe de la direction qu’il va prendre (il va s’acoquiner avec Mick Ronson, oui, oui, celui des Spiders de Bowie, et sortir avec lui une paire de disques de revival glam), un morceau envoie le bois tout en guitares rageuses et up-tempo (« I don’t mind … »). Mais c’est finalement le dernier titre du disque qui fera couler le plus d’encre, le très direct « Margaret on the guillotine ». Rappelons que la funeste Thatcher était encore Premier Ministre en 1988, et que ce titre n’a rien à voir avec le poétique « The Queen is dead » des Smiths. « Margaret … » c’est frontal, brut et sans fioritures sur un fond très dépouillé. Morrissey montre qu’il se souvient de ses origines populaires et que son public, cette jeunesse qui adule le chanteur des Smiths en a aussi pris plein la gueule pendant une décennie. Morrissey paiera cher ce titre, et quelques années plus tard, quand il se perdra dans une syntaxe équivoque (« National Front Disco »), la presse conservatrice le massacrera et brisera quasiment sa carrière …
La pochette de 1988
Il n’empêche que pendant quelques années, Morrissey récupèrera seul une partie de l’ancien succès des Smiths (Marr sera beaucoup plus discret et sa médiatisée collaboration avec Sumner de New Order dans Electronic sera un fiasco artistique et commercial, quand à Rourke et Joyce, ils seront encore plus discrets et oubliés).

Sur la réédition de 1997 (la pochette en haut, l’originale de 1988 est différente) huit morceaux ont été rajoutés en un vaste foutoir (des époques différentes, à dominante de ballades pas toujours transcendantes et malgré une paire de courts titres toutes guitares en avant produits par Ronson) et plutôt que de bonus, on pourrait les qualifier de titres malus …

Du même sur ce blog :


STEVIE WONDER - INNERVISIONS (1973)

Wonder Man ...
« Innervisions » est le troisième disque du quintet magique consécutif de Stevie Wonder (de « Music of my mind » à « Songs in the key of life »). Autant dire qu’on peut y aller … à l’aveugle (sorry Stevie…).
Plus que tous les autres dinosaures des 70’s (pas de noms, hein je suis un gentil moi, mais enfin j’ai dit tous …), Wonder est celui qui a le plus sombré artistiquement dans les décennies suivantes. Faut dire qu’il avait placé la barre tellement haut, pour moi c’est l’auteur black essentiel des années 70. Un touche-à-tout de génie, et pas un hasard s’il a été souvent comparé à un autre aveugle, Ray Charles, le Genius himself.
Stevie Wonder, sur ce « Innervisions », il se ballade littéralement, posant à chaque coup des jalons définitifs dans les styles qu’il aborde. Enfin, presque, il y a bien un maillon faible dans ce disque, la lente roucoulade amoureuse baveuse et molle, un genre dont il tartinera ses skeuds dans les décennies suivantes. Ici, c’est « Golden lady », on passe sans en dire tout le mal qu’elle mérite …

Le reste, c’est juste parfait. On commence par « Too high », c’est du jazz-funk qui groove mille fois plus que Herbie Hancock (qui a dit Jamiroquai, tu te casses et vite, et pourquoi pas Gilbert Montagné tant qu’à faire, il est aveugle lui aussi, comme quoi ça suffit pas …), et Wonder ressort dans le final l’harmonica du Little Stevie qu’il fut chez Motown, dressant un pont entre son passé et le futur qu’il est en train d’écrire. Le jazz, Stevie Wonder connaît et apprécie (nobody’s perfect), mais chez lui, ça sert de garniture, c’est pas une obsession. Et surtout grâces lui soient rendues, il ne cherche pas à tout prix la fusion, ou pire, le fuckin’ jazz-rock. Par contre, quand ça peut apporter quelque chose à la musicalité d’une chanson, il n’hésite pas, quitte à oser les mariages les plus improbables, sur « Visions », où un fonds jazzy sert d’écrin à une ballade folk très dépouillée, tout juste agrémentée de quelques notes de guitare acoustique. L’occasion de souligner que Wonder arrive à faire des disques fabuleux en jouant de tous les instruments (à l’exception des guitares sous toutes leurs formes, mais il se débrouille pour s’en passer le plus souvent), et notamment d’une panoplie de synthés pour l’époque très high-tech (comme quoi, si dans les disques à synthé, ça déconne souvent, c’est pas la faute à l’instrument, mais à ceux qui en jouent …).
Le premier choc musical arrive en troisième position sur le disque, c’est « Living in the city » et ça sonne comme du … Creedence (le jeu de batterie, la voix), c’est un immense blues-rock (sans guitares, et non, c’est pas une hérésie …) dans lequel Stevie se fout les cordes vocales minables, dans un style très Fogerty, jusque dans le texte (le rêve du mirage citadin vu par les campagnards noirs). De la pulsation rock, il y en a, et pas qu’un peu, dans « Higher ground », c’est le meilleur titre des Red Hot Chili Peppers (alors que la bande à Kiedis était à la maternelle), avec les fameuses cocottes funky (jouées ici au synthé) des milliards de fois copiées. Pas un hasard si les RHCP le reprendront sur leur premier disque à avoir un certain succès (« Mother’s milk ») dont il sera bien évidemment le single extrait.
Sesame Street featuring Stevie Wonder, 1973
Et puis, il y a les choses dans l’air du temps, que Wonder arrive à transcender. Et il faut plus que du talent pour éviter le centrisme guimauve quand on s’attaque à des choses aussi éculées et entendues que le groove medium funky (« Jesus children of America »), la lentissime ballade soul (« All in love is fair »), ou le machin caraïbe chaloupé (« Don’t you worry ‘bout a thing »). On en connaît, et pas des foncièrement mauvais, qui se sont couverts de ridicule dans ce genre d’exercices …
Last but not least, au final, manière de montrer que s’il est aveugle, il n’est pas pour autant sourd à ce qui se passe dans la société où il vit, mine de rien, en se livrant à un pastiche-hommage de l’une de ses idoles (Beatle Paulo McCartney), il se lance dans un pamphlet vitriolé adressé à Richard Nixon (« He’s mistra know-it-all »), qui Watergate aidant, le méritait bien.

Au dos du disque, il y a écrit (comme sur ses autres disques des 70’s) « written, produced & arranged by Stevie Wonder ». Ce type, que l’on a trop facilement réduit dès les mauvais disques arrivés à un soulman neuneu, fleur bleue et variétoche, c’est quand même et avant tout un des plus grands artistes et génies de la musique populaire, tous genres confondus …

Du même sur ce blog :
Talking Book


MY MORNING JACKET - Z (2005)

Habillés pour l'hiver ?
My Morning Jacket (me dites pas que vous avez l’intégrale et écoutez ça tous les jours, faut faire les présentations) est un groupe démarré dans le Kentucky. Et non, ils donnent pas dans la country. D’ailleurs, ils donnent l’impression avec ce « Z » (m’étonnerait qu’il s’agisse d’une référence à Costa-Gavras) d’être plus anglais qu’américains. Faut dire qu’ils exploitent un sillon assez peu labouré outre-Atlantique, celui de la pop « à grand spectacle » lyrique (ou pompière, ça marche aussi). Pour situer, on dira qu’ils sont voisins de palier avec les productions de Fridman (Flaming Lips un peu, Mercury Rev davantage), et que la voix particulière de leur leader Jim James, genre Castafiore geignarde, leur a valu des comparaisons discutables avec Thom Yorke et sa bande de tristos… Et s’il fallait faire encore plus simple, je dirais que le groupe dont ils me paraissent le plus proche, c’est Arcade Fire (celui des débuts, de « Funeral », pas leur « Suburbs », gros loukhoum surchargé).

Ce genre de mélodies sophistiquées, ces titres très « écrits », ils étaient pas nombreux à faire ça au milieu des années 2000, et c’est pas le genre d’indie-rock le plus vendeur. Mais quelque part c’est le plus casse-gueule, il faut flirter avec toutes les limites au risque de basculer du mauvais côté de la farce. Et pour une poignée de disques réussis en quatre décennies, on compte plus les prétendants à la succession de Brian Wilson qui se sont perdus dans des titres et des skeuds surchargés. Les mélodies à tiroirs qui s’enchevêtrent, l’instrumentation lyrique, l’empilement des chœurs, faut beaucoup de chance et encore plus de talent pour que ça vire pas grotesque.
Les My Morning Jacket n’évitent pas les sorties de route. Il y a des choses (« Gideon », « Anytime ») qui sonnent comme les Simple Minds du milieu des années 80 (les grosses batteries réverbérées, les non moins grosses guitares, les chœurs virils), et c’est pas exactement une bonne idée. Idem, lorsque les MMJ sortent du cadre strictement pop, pour aller vers des choses plus « rock-rackabilly » (« Off the record »), on dirait notre Lio nationale quand elle était brune et qu’elle comptait pas pour des prunes, c’est quand même assez simplet même si ça se veut sophistiqué avec son final de titre jazzy-floydien. Pareil quand le groupe s’attaque à des choses du moment, les rythmiques electro-dance-machin (« It beats 4 U »), ça reste quand même bien scolaire, de la récitation sans beaucoup d’imagination.
A l’inverse, d’autres titres sont plus réussis tel le « What a wonderful man » (comme du Sparks du milieu des 70’s, à condition de supporter la voix suraiguë à la Russel Mael). Les meilleures choses sont à aller chercher à la fin du Cd (pas très long, dix titres et trois-quarts d’heure), un « Lay low » qu’on jurerait extrait du « Band on the run » de Sir Paul McCartney, un « Knot comes loose », une ballade toute en retenue (par rapport au reste, c’est pas vraiment dépouillé). Et bien sûr le titre sur lequel les fans ne tarissent pas d’éloges humides (et pour une fois les fans ont presque raison) ce « Dondante », épique tournerie de huit minutes, débutée comme une jam entre Jeff Buckley et Radiohead, et conclue par une accélération lyrique très floydienne (je me rends compte que ça fait deux fois que je cite le Floyd, alors que la référence des My Morning Jacket est le Velvet Underground, mais désolé, j’ai rien entendu qui ressemble à la bande à Cale et Reed, mais plutôt à son contraire sonore).

Bon, pour résumer, on dira que les My Morning Machin ont fait avec ce « Z » un disque assez bon malgré d’évidentes imperfections, dans un genre « difficile », quelques années avant que les Arcade Fire y songent. Pour être honnête (si, si, ça peut m’arriver en causant zique), il me semblait avant la réécoute bien mieux dans mes souvenirs et je crois bien avoir écrit un jour je sais plus où, que ce « Z » était un des meilleurs disques des années 2000… Mea culpa, mea culpa … Bon, remarquez, Neil Young soi-même a dit un jour que My Morning Jacket faisait partie de ses groupes préférés ...


ALFRED HITCHCOCK - FENÊTRE SUR COUR (1954)

Profession Reporter ...
« Fenêtre sur cour » (« Rear window » en V.O.), c’est le genre de films dont on peut ne pas dire de mal. Pour au moins deux raisons liées, il est signé Hitchcock et a été tourné dans les années 50, la meilleure décennie artistique du gros réalisateur chauve.
On peut facilement en trouver d’autres. « Fenêtre sur cour » est aussi un exercice de style, un film qui se passe dans un lieu clos (ici un appartement donnant dans la cour intérieure d’un immeuble). Hitchcock avait déjà utilisé cette unité de lieu (en allant même encore plus loin dans « La corde », suite de plans-séquence dans une même pièce). « Fenêtre sur cour » repose aussi sur le principe de la caméra subjective, l’essentiel de l’histoire n’est vue que par les yeux d’un trio de protagonistes majeurs depuis un logement exigu. Le héros du film est James Stewart, pas exactement le premier comédien venu, et un des acteurs fétiches de Hitchcock au casting de nombre de ses chefs-d’œuvre (« La corde », « L’homme qui en savait trop », « Vertigo »).
Alfred Hitchcock, James Stewart, Grace Kelly
Ce qu’il y a de bien avec Hitchcock, c’est que ses films arrivent à intéresser voire à captiver alors qu’on sait parfaitement ce qu’on va y trouver à l’avance. En gros du suspense, de la caméra virtuose, un final angoissant, de l’humour à froid très britannique, … et des actrices blondes. Ici, la blonde c’est Grace Kelly, pour un de ses derniers films, avant qu’elle n’épouse le roitelet d’un promontoire rocheux des bords de la Méditerranée et mette bas d’une portée de princes et princesses bling bling à QI négatif… Dans « Fenêtre sur cour », elle crève l’écran par sa parfaite beauté classique, rehaussée par une panoplie vestimentaire ultra chic (due à la costumière Edith Head, sept Oscars pour les costumes de dizaines de films qu’elle a « habillés », et au générique de très nombreux Hitchcock, pointilleux à l’excès, et qui ne s’entourait pas de baltringues). Grace Kelly est Lisa Fremont,  mannequin vedette amoureuse du reporter-photographe casse-cou Jeff Jefferies (James Stewart). Ce dernier, qui a voulu filmer de trop près une course automobile a été victime d’un accident qui lui a laissé une jambe brisée. Il se retrouve dès lors en plein été caniculaire cloué sur un fauteuil roulant dans son petit appartement donnant sur la cour d’un immeuble de Manhattan. Par désœuvrement autant que par habitude professionnelle, il trompe son ennui en observant ses voisins et leurs allées et venues, entre les visites de son infirmière Stella (Thelma Ritter) et de sa fiancée. Le couple entretient une relation curieuse, lui se comportant en vieux garçon ronchon peu enclin à céder aux sirènes d’un mariage que souhaite ardemment Lisa.
Stewart & Kelly
Lentement, l’observation par Jefferies de son voisinage va évoluer du coup d’œil épisodique et amusé en une véritable obsession, qui lui fera sortir d’abord des jumelles, ensuite un téléobjectif. Il faut dire qu’il est persuadé qu’un de ses voisins a tué sa femme malade avant de se débarrasser de son corps. Dès lors, cette traque visuelle du présumé coupable et des indices qui pourraient le confondre va devenir une véritable obsession pour Jefferies. Et, tout aussi insidieusement, les deux femmes, d’abord rétives à son voyeurisme, vont devenir ses « assistantes » et échafauder avec lui tout un tas d’improbables théories criminelles.
Si l’histoire allait ainsi jusqu’à son dénouement, on serait face à un « petit » Hitchcock, d’une facture somme toute classique et assez faiblarde pour ce maître déjà incontesté du suspense. Mais Hitchcock est aussi (surtout ?) un pervers derrière sa caméra. A la moitié du film, le spectateur sait ce qui s’est passé dans l’appartement surveillé par le trio d’apprentis détectives, Hitchcock nous le montre pendant un assoupissement de Jefferies. Et là, par un jeu de miroirs, le film bascule, faisant à son tour du spectateur un voyeur. Hitchcock nous amène à ne plus nous intéresser au « coupable » (de toutes façons filmé de loin à travers ses fenêtres), mais à ses « surveillants ».
Malin et retors, Hitchcock nous force à scruter toute cette faune qui s’agite dans les appartements de l’immeuble (reconstitué en studio), à nous occuper de toutes ces histoires parallèles qui agitent cet écosystème. On est ainsi forcé de mater les exercices de danse en petite tenue d’une voisine, de supporter (parce que ça offre une digression qui laisse en suspens l’intrigue majeure) les affres de la création du pianiste de seconde zone, les querelles de voisinage, les torrides ébats suggérés (on est en 1954, ils tirent les stores) du couple de jeunes mariés. Comble de la perversité, Jefferies et les deux femmes se désintéressent cyniquement du seul drame dont ils ont la certitude (la vieille fille qu’ils surnomment Miss Lonely Heart, qui cherche désespérément l’âme sœur et qui après de multiples échecs sentimentaux va gober une boîte de somnifères dont ils connaissent même le nom grâce au téléobjectif).

« Fenêtre sur cour » n’est pas le film d’Hitchcock au final le plus haletant, personnellement je trouve ce final assez peu crédible, et plutôt faiblard. La construction de l’intrigue (inspiré de deux faits divers contemporains célèbres) est assez linéaire malgré quelques intermèdes humoristiques et le Maître se montre assez avare de ses savants mouvements géniaux de caméra habituels, se concentrant la plupart du temps sur des gros plans de ses acteurs, usant voire abusant du champ contre-champ. Ce qui oblige le trio des protagonistes principaux à faire passer l’essentiel des émotions et des sentiments par les expressions de visage. Et ce qui permet encore une fois de se rendre compte de la qualité exceptionnelle du jeu de James Stewart qui nous fait voir tous ses états d’âme lorsque Lisa décide de s’introduire dans l’appartement du voisin suspect, qui, évidemment, revient plus tôt que prévu … Le rôle du voisin, énième malice d’Hitchcock, est tenu par Raymond Burr (qui atteindra la renommée quand c’est lui qui se retrouvera en fauteuil roulant dans l’interminable série télévisée « L’homme de fer »). Lequel Burr n’aurait été choisi  pour jouer le « méchant » que pour  sa ressemblance physique avec le producteur David O. Selznick avec lequel Hitchcock s’était embrouillé auparavant …
« Fenêtre sur cour » est régulièrement positionné vers le haut de toutes les listes des meilleurs films de tous-les-temps-du-siècle-ever. C’est indubitablement un grand, un excellent film de Hitchcock qui n’a pas exactement tourné que des navets, si vous voyez ce que je veux dire. Perso, je le mets un cran en dessous de mes deux préférés, « Les Enchaînés » (la matrice de tous ses films à suivre) et « La mort aux trousses » son grand film « à spectacle »). Le fait qu’il y ait dans le premier Ingrid Bergman et dans les deux cet autre fantastique acteur qu’était Cary Grant doit y être pour quelque chose …

Ah, et puis, comme d’hab, Hitchcock apparaît fugacement dans le film. Il remonte une pendule lors d’une soirée chez le pianiste …


Du même sur ce blog :