JEAN-PIERRE MELVILLE - LE SAMOURAÏ (1967)

Hommage et référence ...
« Le samouraï » est un film hors du temps et des modes. Même s’il se passe à Paris dans les années 60. Mais peu importent le lieu de l’action et son époque, « Le samouraï » vient d’ailleurs. De cet « âge de platine » du cinéma comme le dit Melville lui-même dans les bonus du film, à savoir le film américain de gangsters des années 30 (pour ceux que ça intéresse, l’âge d’or du cinéma selon Melville, c’est le cinéma muet).
Delon & Melville sur le tournage
Donc avec « Le samouraï », Melville transpose dans le Paris contemporain son fantasme en matière de cinéma. Melville est un austère, c’est pas un partisan du « spectacle ». Pour lui, un film doit raconter une histoire. Le plus simplement et le plus clairement possible. Point barre. C’est cette épure (dans les lumières, la photo, le décor, les dialogues, …) qui est remarquable. Et puis Melville, c’est pas le bagout latin. Melville est un taiseux. Et son personnage principal joué par un Alain Delon des grands jours est aussi forcément un taiseux. Beau et ténébreux, mais avant tout taiseux.
Delon est Jef Costello (référence évidente à Frank Costello, le plus grand ponte de la Cosa Nostra new-yorkaise pendant 40 ans, qui établira tous les codes de la « loi du milieu », et dont s’inspirera aussi Coppola pour « Le Parrain »). Jef Costello est un tueur solitaire, dont la seule compagnie durable est celle d’un bouvreuil, le petit volatile dans sa cage intervenant aussi dans le scénario. Il a bien une maîtresse (Jane Lagrange, jouée par Nathalie, officielle Madame Delon), amoureuse de lui (alors que l’inverse semble beaucoup plus problématique, lui ne la concevant que comme alibi), connaît parfaitement Paris, son métro, et tous les petits trafiquants qui lui permettent d’obtenir fausses plaques d’immatriculation, faux papiers et flingues, mais Costello est un homme seul. Réglo d’une façon rigide pour son boulot, qui ne supporte pas les entourloupes, ce qui amènera sa perte.
Alain Delon est le samouraï. Il vous en prie ...
« Le samouraï » fait évidemment référence également au rigorisme des guerriers japonais et le film est introduit par l’incrustation d’une maxime tirée du Bushido, le livre du Code d’Honneur des samouraïs. Pour l’anecdote, cette maxime (« Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle d’un samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle … peut-être. ») est un fake. Mais il y a dans le minimalisme (apparent, on y reviendra) du film bien des choses qui renvoient à l’ascétisme expressionniste du nô et à la lenteur des danses macabres du buto. 
Il y a dans « Le samouraï » toute la fascination de Melville pour les gangsters (il en fréquentait réellement, tout en restant un « honnête citoyen »), qu’il idéalise et fantasme quelque peu, l’imper mastic, le feutre, le code d’honneur. L’univers du jeu  (rappelons que le premier grand classique de Melville s’appelle « Bob le flambeur ») est aussi récurent chez lui, c’est une table de poker qui sert en partie d’alibi à Costello après son contrat. Melville est également fan de jazz (pfff….), et donc une grande partie de l’intrigue se déroule dans une boîte de jazz et y trouvera son épilogue, à côté du piano de la troublante et équivoque Cathy Rosier. Et puis, qui dit gangsters dit flics. Les deux parties de cette complémentarité bicéphale (flics et gangsters n’ont de sens que quand ils sont confrontés, théorie melvillienne de leur relation) sont également importantes dans le film, et l’obstination des flics menés par François Périer pour coincer Costello fait pendant à celle de Costello à leur échapper tout en se vengeant de son commanditaire.
« Le samouraï », c’est aussi l’éloge de la lenteur. Tous les personnages sont froids, calculateurs, déterminés, implacables. Pourtant l’action est resserrée, tout se passe en trois nuits et deux jours. Sans flash-back, sans types qui racontent leur passé. On prend l’histoire en cours, jusqu’au gunfight final. Ce qui permet d’apprécier le boulot de Melville question scénario et dialogues pour nous faire suivre l’intrigue, performance rendue compliquée par le personnage mutique de Delon. Même si l’histoire n’est guère vraisemblable, quelques fois limite incohérente. Elle n’est en fait là que pour servir de cadre dans lequel évoluent les personnages, particulièrement celui de Delon.
Nathalie Delon & François Périer
« Le samouraï » est un film minimaliste. Ce qui n’empêche pas le perfectionnisme, la scène du début où Delon met son chapeau en en lustrant le bord a nécessité une journée de prises ! Tout est minutieusement écrit, pensé, réfléchi, ce qui fait du film, l’antithèse d’un « A bout de souffle », de ses dialogues en roue libre et de ses prises de vue bâclées, Melville, bien que contemporain de la Nouvelle Vague et souvent rattaché au mouvement, est beaucoup plus « classique » et n’apprécie guère Godard ou Truffaut. Melville stylise les caractères de ses personnages, mais aussi leur environnement. L’appartement de Delon est disproportionné en hauteur, meublé a minima, mais le sens du détail de Melville lui a fait rajouter une vue de Manhattan en second plan derrière les fenêtres (le genre de détails totalement gratuit qu’on ne distingue pas même sur les copies numériques, mais qui en dit long sur le perfectionnisme maniaque du réalisateur).
Cathy Rosier
« Le samouraï » repose énormément sur la performance de Delon. C’est la première collaboration des deux hommes, avant « Le cercle rouge » et « Un flic », ce dernier maltraité par la critique occasionnant une brouille artistique entre les deux hommes, même s’ils resteront très amis jusqu’à la mort de Melville l’année suivante. La légende (ou Delon, ce qui revient au même) prétend qu’il a accepté le rôle de Costello sur la seule foi de la lecture des premières scènes (« Dix minutes de film et pas un mot prononcé ? Je le fais ! »). Et c’est vrai que le début du film est fabuleux, un Delon allongé sur le lit de cet appartement quasi vide, en pleine méditation et concentration avant de passer son imper, mettre son chapeau, faucher dans la rue une DS, aller dans un garage sordide de banlieue changer les plaques, récupérer faux papiers et flingue, sans prononcer une parole, échanger un mot avec le garagiste. Un Delon hiératique, qui trouve dans ce film un de ses quatre ou cinq meilleurs rôles. Il faut voir dans les bonus du DVD un Delon très sûr de lui, majestueux, cabot comme pas deux genre le meilleur acteur du monde s’adresse à vous, répondre dans une émission de télé d’époque (« Monsieur Cinéma ») à un Pierre Tchernia bafouillant son français (un peu bourré ?) que « Le Samouraï » est le meilleur film qu’il ait tourné, et Melville le plus grand réalisateur avec qui il ait travaillé. Hum … et « Le Guépard », « Rocco et ses frères », « L’éclipse », « Mélodie en sous-sol », c’est des navets ? Et Visconti, Antonioni et Verneuil, des réalisateurs de série B ?

Malgré tout, et en dépit de son aspect étriqué et terne, ce jeu du chat et de la souris dominé par la morale d’un code d’honneur tragique (la fin de Costello est une forme de suicide, même si ce n’est pas par le seppuku rituel), filmé en noir et blanc juste amélioré (les choix de photo privilégient l’obscurité, une sorte de flou pisseux, aucune couleur chaude dans les décors ou les vêtements), reste une référence majeure du polar français, jouée par un Delon irréprochable et dirigée par un Melville qui signe pour moi sa masterpiece.

4 commentaires:

  1. J'aime tout Melville. C'est LE metteur en scène par excellence. Et un dingue. Qui faisait tout dans son petit studio privé de la rue Jenner. Sa masterpiece ? Ca va être dur de départager tous ses films, mais oui, le Samouraï est sans doute un condensé de son oeuvre, et il ne dure pas trois plombes... Mais plus je vois "Le Cercle rouge" plus je me dis qu'il est exceptionnel aussi ! Comme "le Doulos", ou "le deuxième souffle"... "L'armée des ombres" est à part, mais et magnifique aussi... Seul le dernier traine en longueur et en tics, presque une auto-caricature du style Melville. Style qu'Alain Corneau a bien observé... surtout pour "le choix des armes"... D'où son "Deuxième souffle" à lui, qui malheureusement était un ratage artistique...

    As-tu vu "Ghost dog" de Jim Jarmush ? Très bon. Et remake camouflé de ce "Samouraï" dont il reprend des séquences à l'identique ! Très intéressant de voir les deux, je t'y engage...

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    1. Ouais, le Cercle Rouge aussi, bien sûr ...

      Pas vu "Ghost dog", mais j'aime bien Jarmusch, je jetterai un oeil s'il passe à la télé ... A propos de séquences à l'identique, la scène de la confrontation de Delon avec les témoins dans le commissariat est entièrement calquée sur une de "The asphalt jungle" ("Quand la ville dort" dans la langue de Max Pecas)de John Huston quand Sterling Hayden est confronté à des témoins après un braquage. Même fond (le mur avec les tailles) , même nombre de personnages alignés (trois dont une femme), et mêmes répliques ("Mettez votre chapeau") ... Pas un hasard ...
      Sinon, j'ai lu que John Woo pour "The killer" s'était inspiré du personnage de Delon dans Le samouraï, mais j'ai pas vu ce film que je traque depuis un certain temps sur le câble. Egalement le personnage de Ryan Gosling dans "Drive" serait aussi inspiré par Delon, mais ça saute pas aux yeux, même s'il y a le côté beau gosse mutique ...

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    2. Pour Drive, à part "le côté beau gosse mutique", t'as aussi sensiblement le même sacrifice/suicide de la fin( Gosling sachant pertinemment qu'en allant chercher les biftons dans le coffre de la tire il n'a aucune chance d'en réchapper avec l'autre malade du scalpel dans son dos). Le générique de fin relevant à mon sens de l'onirisme romantique à 2 balles...

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  2. Le "Drive" s'inspire de Melville, moins par les péripéties du personnages (mais Juan a raison sur la trajectoire du héros, bien que ce soit une figure récurrente dans ce genre de film), que par l'ambiance, cette radicalité, l'aspect stylisé. Et le fait que le "héros" soit un tueur, un type sensé être méchant, mais qui est capable d'attention, de sentiment presque. Comme Delon, qui apparait presque en victime finalement. C'est toute l'ambiguité, qu'on retrouve dans Drive.

    "The Killer" est lui pompé sur plusieurs Melville, notamment "Le Doulos". les deux scènes finales de ces deux films sont identiques. En fait, le cinéma de Hong Kong a repris les codes du films noirs, de gangsters, des série B, en stylisant au maximum les images, en lorgnant aussi sur les méthodes "Nouvelle vague", et en donnant des airs de tragédie à l'intrigue... Choisir Melville comme modèle, était plutôt pertinent, lui qui faisait le trait d'union entre ces trois écoles.

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